Chapitre 12
Remonter le conduit leur prit un temps fou. L’obscurité, le froid et les pierres de gué glissantes s’unissant pour les terroriser, elles faillirent regretter le moment béni où Marlin était leur unique adversaire.
Quand le rugissement de l’eau s’altéra, Kahlan prit Nadine par la main, et, du bout du pied, chercha la pierre centrale.
Elle était bien là !
Stimulées par ce succès, les deux femmes reprirent leur route d’un pas plus assuré. À mi-chemin de leur point de départ, elles rejoignirent des soldats munis de torches qui proposèrent aussitôt de leur ouvrir la voie. Au bord de l’évanouissement, Kahlan avait du mal à mettre un pied devant l’autre. Aussi glacial que fût le sol, elle aurait donné cher pour pouvoir s’y étendre. Devant l’oubliette et des deux côtés du couloir, une multitude de soldats montaient la garde, l’air sinistre. Tous brandissaient leurs armes, et les archers étaient prêts à tirer.
Des épées et des haches restaient plantées dans le mur. Existait-il une magie capable de les en arracher ? Aussi désagréable que ce fût, Kahlan dut s’avouer qu’elle en doutait.
Même si on avait évacué les morts et les blessés, des taches de sang, sur le sol, indiquaient qu’un drame venait de se dérouler en ces lieux.
Seul point positif – enfin, en principe… – Cara ne criait plus.
Kahlan reconnut le capitaine Harris, présent dans le hall des pétitions quelques heures plus tôt.
— Quelqu’un est descendu l’aider ? demanda-t-elle.
— Non, Mère Inquisitrice.
L’officier ne prit même pas la peine de paraître honteux. Les D’Harans avaient peur de la magie, et ils n’en faisaient pas mystère. Le seigneur Rahl se chargeait de ces menaces-là et eux maniaient l’acier contre des adversaires de chair et d’os. C’était aussi simple que ça.
Kahlan n’eut pas le cœur de reprocher à ces hommes d’avoir abandonné Cara. Durant le combat contre Marlin, ils avaient fait montre de bravoure, beaucoup le payant de leur vie. Mais à leurs yeux, descendre au fond de l’oubliette n’entrait pas dans leur mission. Aussi bizarre que ce fût pour des braves qui s’étaient dressés sans faillir contre la menace qui en sortait…
Face à l’acier, ils luttaient jusqu’à la mort. Contre la magie, ils s’en remettaient au seigneur Rahl.
— Le tueur qui s’est évadé de l’oubliette est mort, annonça Kahlan. C’est terminé…
Des soupirs de soulagement montèrent du couloir. À l’expression toujours aussi anxieuse du capitaine Harris, l’Inquisitrice conclut qu’elle devait ressembler à une morte fraîchement déterrée.
— Mère Inquisitrice, dit l’officier, nous devrions aller chercher de l’aide… hum… pour vous.
— Plus tard ! (Kahlan se dirigea vers l’échelle et Nadine la suivit.) Depuis quand ne crie-t-elle plus, capitaine ?
— Environ une heure…
— Au moment où Marlin est mort, en somme… Venez avec nous et amenez deux ou trois costauds, pour que nous la sortions de là.
Cara était recroquevillée contre un mur, au fond de la salle. Apparemment, elle n’avait plus bougé depuis l’évasion de Marlin.
Kahlan et Nadine s’agenouillèrent de chaque côté de la Mord-Sith. Pour qu’elles voient mieux, les deux soldats brandirent leurs torches.
Cara tremblait comme une feuille. Pire encore, elle se convulsait, les yeux fermés, et ses membres s’agitaient comme ceux d’une marionnette manipulée par un gamin pervers.
Elle s’étouffait lentement dans son vomi…
Kahlan la prit par l’épaule et la fit rouler sur le flanc.
— Nadine, ouvre-lui la bouche !
La guérisseuse se pencha, saisit le menton de Cara d’une main, posa l’autre sous l’arête de son nez et tira. L’index et le majeur serrés, Kahlan les enfonça plusieurs fois au fond de la gorge de la Mord-Sith pour dégager ses voies respiratoires.
— Respire, Cara ! Je t’en prie, respire !
Nadine tapa plusieurs fois dans le dos de Cara, qui vomit de nouveau, toussa, manqua s’étrangler et prit enfin une inspiration hésitante.
Ses convulsions ne cessèrent pas pour autant.
— Je ferais mieux d’aller chercher mon sac…, souffla Nadine.
— Tu sais ce qu’elle a ?
— Pas vraiment… Mais nous devons faire cesser ces spasmes, et j’ai peut-être ce qu’il nous faut dans mon bagage.
Kahlan se tourna vers les deux soldats.
— Allez avec elle et montrez-lui le chemin. Mais laissez-moi une torche.
Un des D’Harans glissa son flambeau dans un support, puis il suivit Nadine et son compagnon le long de l’échelle.
— Mère Inquisitrice, dit Harris, un Raug’Moss est venu dans le hall des pétitions, peu après votre départ.
— Un quoi ?
— Un Raug’Moss qui arrivait de D’Hara.
— Je ne sais pas grand-chose de votre pays, capitaine. Qui sont ces gens ?
— Ils appartiennent à une secte très fermée. Pour être franc, je n’en sais guère plus que vous. Les Raug’Moss restent entre eux, et on les voit rarement…
— Pas de cours magistral, capitaine ! coupa Kahlan. Que fait cet homme ici ?
— C’est le grand prêtre des Raug’Moss, Mère Inquisitrice. On dit que ce sont de très bons guérisseurs. Ayant senti qu’un nouveau seigneur Rahl dirigeait D’Hara, celui-là est venu lui offrir ses services.
— Vous ne pouviez pas le dire plus tôt ? Allez le chercher, bon sang ! S’il peut nous être utile, c’est maintenant !
Harris se tapa du poing sur le cœur et courut vers l’échelle.
Kahlan souleva la tête de Cara puis la posa sur ses genoux, avec l’espoir qu’un peu de chaleur humaine aurait un effet apaisant. À part ça, elle ignorait que faire. Si elle était experte dans l’art de blesser les autres, les soigner dépassait de loin ses compétences.
Une situation qui lui pesait de plus en plus. Quand pourrait-elle cesser de frapper pour apprendre à soulager ? Comme le faisait Nadine, par exemple…
— Accroche-toi, Cara, murmura-t-elle en berçant doucement la Mord-Sith. De l’aide arrive !
Levant les yeux, elle aperçut les mots gravés sur le mur, en face d’elle. Comme toute Inquisitrice, elle maîtrisait à la perfection les langages et dialectes en usage dans les Contrées du Milieu. Le haut d’haran était une autre affaire, car peu de gens le comprenaient…
Richard s’acharnait à l’apprendre. Avec l’aide de Berdine, il s’efforçait de traduire un texte – le journal de Kolo – découvert dans la Forteresse. Vieux de trois mille ans, il parlait de l’Antique Guerre.
Avec un peu de chance, le Sourcier déchiffrerait la prophétie écrite sur le mur.
De la chance, vraiment ? Kahlan ne tenait pas à connaître le sens de ces mots. Car les prophéties compliquaient toujours les choses – quand elles ne les aggravaient pas.
L’Inquisitrice refusait de croire que Jagang avait vraiment allumé l’incendie qui les détruirait tous. Mais c’était un acte de foi gratuit, puisqu’elle n’avait aucune raison logique de mettre en doute ses propos.
Elle baissa la tête, posa sa joue contre celle de Cara et ferma les yeux. Si elle ne la voyait plus, la prophétie disparaîtrait-elle, comme une ombre menaçante dans la chambre d’un enfant ?
Des larmes roulèrent sur les joues de Kahlan. Cara ne devait pas mourir ! Il fallait…
Dans un coin de son esprit, l’Inquisitrice se demanda pour quelle raison elle se souciait tant de la Mord-Sith. La réponse ne fut pas difficile à trouver : parce que tous les autres s’en fichaient !
Les soldats n’étaient pas venus voir pourquoi elle ne criait plus, et ils l’auraient laissé mourir dans son vomi, si personne ne s’en était mêlé. Une fin absurde, sans intervention de la magie, parce que des hommes pourtant braves avaient peur de Cara. Ou parce qu’ils se moquaient comme d’une guigne de son sort ?
— Accroche-toi, Cara ! Moi, je me soucie de toi. (Kahlan écarta du front de son amie une mèche de cheveux poisseuse de sueur.) Nous voulons que tu vives !
Serrant plus fort l’agonisante, la bien-aimée de Richard prit enfin conscience que Cara et elle n’étaient pas très différentes l’une de l’autre… Au fond, ne les avait-on pas toutes les deux formées à faire souffrir leurs victimes ?
Même si c’était pour la bonne cause, la magie de Kahlan détruisait des esprits. Les Mord-Sith, par d’autres moyens, arrivaient au même résultat. Protéger leur maître et la vie de tous les D’Harans ne semblait pas une motivation moins noble que celle des Inquisitrices…
Kahlan était-elle la sœur jumelle des femmes qu’elle prétendait vouloir arracher à la folie ?
Alors qu’elle serrait Cara, l’horrible instrument de torture de Denna appuyait sur sa poitrine comme un fer qui eût tenté de la marquer au rouge. Était-elle pour de bon une Sœur de l’Agiel ?
Avant de la connaître un peu mieux, aurait-elle sourcillé si Nadine avait été tuée ? Pourtant, la femme qu’elle tenait pour une rivale consacrait sa vie à aider les gens, pas à les détruire. Dans ces conditions, comment s’étonner que Richard ait été attiré par sa belle amie d’enfance ?
Kahlan essuya ses larmes, qui coulaient maintenant à flots.
Son épaule la torturait et tout son corps lui faisait mal. Pourquoi Richard n’était-il pas là pour la serrer contre lui ? Quand il saurait ce qu’elle avait fait, il serait furieux, mais ça ne l’empêchait pas de vouloir qu’il soit près d’elle – même pour tempêter comme un digne sorcier de guerre.
Tenir Cara sur ses genoux ne faisait rien pour soulager son bras gauche. Mais elle ne l’aurait lâchée pour rien au monde !
— Bats-toi, Cari ! Tu n’es pas toute seule, et je ne te laisserai jamais tomber. C’est juré !
— Elle va mieux ? demanda Nadine dès qu’elle fut au pied de l’échelle.
— Non. Elle n’a pas repris conscience, et ses spasmes sont toujours aussi violents.
La guérisseuse vint s’agenouiller près de Kahlan et laissa tomber son sac sur le sol.
— J’ai dit aux soldats d’attendre en haut. Ils ne serviraient à rien ici, parce que nous ne pouvons pas la transporter dans cet état.
Nadine sortit de son sac des sachets d’herbes, des bourses de cuir et des demi-cornes fermées par un bouchon et les posa devant elle.
— Du cohosh bleu, marmonna-t-elle en déchiffrant le marquage énigmatique d’une bourse. Non, ça ne marcherait pas, et de toute façon, elle devrait en boire des litres… (Elle prit un sachet.) De l’immortelle nacrée… Pas trop mal, mais il faudrait pouvoir lui en faire fumer. Dans son état, c’est impossible ! (Elle passa à une corne.) Alors, de l’armoise commune ? Non, ça n’est pas mieux ! De la grande camomille ? (Elle mit cette corne-là sur ses genoux.) Ce serait bien, associé à de la bétoine.
Kahlan ramassa une des cornes dont Nadine n’avait pas voulu et la déboucha. Les narines agressées par une puissante odeur d’anis, elle la referma et la reposa.
Sa curiosité éveillée, elle en prit une autre, marquée de deux cercles barrés par une ligne horizontale, et tenta de faire sauter le bouchon.
— Non ! cria Nadine en lui arrachant la corne des mains.
— Désolée… Je ne voulais pas fouiller dans tes affaires, mais…
— Le problème n’est pas là ! C’est de la poudre de poivre-chien. Si on ne fait pas attention en l’ouvrant, on risque de s’en mettre sur les mains, ou pire encore, sur le visage. Cette substance, très puissante, peut immobiliser momentanément une personne. Si je vous avais laissée faire, vous seriez couchée sur le flanc, aveugle, incapable de respirer et convaincue que votre dernière heure a sonné.
» J’ai envisagé d’utiliser cette substance sur Cara, pour qu’elle cesse de trembler. Mais ce n’est pas une bonne idée. La paralysie est en partie induite par des troubles de la respiration. On n’y voit plus, et on a l’impression d’avoir les organes en flammes. L’effet est impressionnant, quoi ! Et tenter de laver les zones atteintes est déconseillé, car la poudre mouillée devient huileuse et se répand d’autant mieux.
» Cela dit, ça ne laisse aucune séquelle, et on se remet très vite. Infliger un choc de ce genre à Cara me semble beaucoup trop risqué. Avec l’insuffisance respiratoire dont elle souffre déjà…
— Nadine, tu bavardes parce que tu ne sais pas comment l’aider ? C’est ça, pas vrai ?
— Non… J’ai une idée, mais son syndrome est très rare, et il me reste des doutes. Mon père m’a parlé d’une affection de ce genre. Hélas, il n’a pas approfondi le sujet.
Kahlan ne trouva pas cette déclaration rassurante.
Nadine sortit une fiole de son sac, l’étudia à la lueur de leur unique torche puis la déboucha.
— Soulevez-lui la tête…
— Que vas-tu lui donner ? demanda l’Inquisitrice en obéissant.
— De l’huile de lavande, répondit la guérisseuse. (Elle ne fit pas boire Cara, mais lui massa les tempes avec le médicament.) Au moins, ça calmera ses maux de tête.
— J’ai peur qu’elle ait bien plus qu’une simple migraine…
— Je sais… En attendant de trouver mieux, ça apaisera la douleur et il y aura une chance qu’elle se calme un peu. Une seule substance ne suffira pas à la guérir. Je dois imaginer un traitement qui en associe plusieurs.
» L’ennui, c’est que les spasmes nous interdisent de lui faire boire des décoctions ou des infusions. Le tilleul, par exemple, est un calmant connu, mais on doit en vider au moins une chope. Du marrube noir viendrait à bout des vomissements. Là, il faudrait au minimum cinq bols par jour. Tant qu’elle aura des convulsions, nous ne lui ferons rien avaler… à part un peu de grande camomille, qui ne suffira pas… Heureusement, j’ai un espoir.
Nadine se pencha sur son sac, fouilla dedans et en sortit une autre fiole.
— Oui, j’en ai amené !
— De quoi s’agit-il ?
— De la teinture de passiflore… Un sédatif très puissant, et un excellent antalgique. Mon père le prescrit aux gens qui font des crises de nerfs. Puisqu’il s’agit d’une teinture, nous pourrons en déposer quelques gouttes sur sa langue, et elle les avalera avec sa salive.
Cara tremblant de plus en plus fort, Kahlan la serra contre elle jusqu’à ce que la crise soit passée. Se fier aux tâtonnements de Nadine ne lui disait rien qui vaille, mais elle n’avait pas le choix. Et il fallait agir vite.
La guérisseuse allait ouvrir la fiole quand une ombre occulta la lumière qui filtrait de l’entrée de l’oubliette.
Kahlan et Cara, pétrifiées, regardèrent un homme en manteau à capuche descendre souplement l’échelle.